15
Rom porta le corps recroquevillé du Gnome devant la grotte, avec l'intention de l'ensevelir plus tard dans le sable. Une décharge électrique le repoussa et lui brûla les mains. En même temps, le cadavre fut happé par l'épaisse soupe blanche, bouillonnante, qui semblait recouvrir le désert.
Rom recula lentement, puis se retourna et fit face à Vera-Hella. L'ex-égérie le guettait avec un sourire narquois. Nora avait le même sourire et la même attitude. Elles prononcèrent ensemble, de la même voix, celle de la démone :
— Enfin seuls, docteur Kazan !
— Enfin seuls, dit Rom.
Situation familière : il s'était trouvé ainsi des dizaines de fois seul avec les démons qu'il devait chasser d'un corps ou d'un monde, ou plus souvent les deux. Il avait connu une proportion raisonnable de victoires et pas mal d'échecs. Il avait failli aussi mourir ou perdre son âme. C'était son métier.
Les deux femmes l'entouraient, moqueuses, mues par un seul esprit, rusé et pervers.
L'exorciste traça le double triangle d'Alcendi. Un exorcisme mineur. Vera-Hella haussa les épaules.
— Tu ne penses pas m'avoir avec un vieux truc comme ça, mon petit exorciste !
Mais il l'avait vue crisper la bouche et fermer les yeux un instant. Elle menait sans ménagement les deux corps qu'elle possédait ou contrôlait, dont l'un au moins était rebelle, et qui commençaient à s'épuiser. Nora, assoiffée, luttait contre le vertige en haletant. La démone jouait sur la pitié que Rom pourrait éprouver pour la Yakine et aussi sur le désir qu'elles sauraient lui inspirer au bon moment, afin de distraire son attention.
Vera-Hella s'assit sur un coin de sable.
— Je propose une trêve. Nous réglerons nos comptes après l'orage. Nora, tu peux aller boire !
La Yakine courut s'agenouiller au fond de la grotte et, aussitôt, aspira bruyamment l'eau qu'elle venait de recueillir dans ses mains en coupe. Vera-Hella fit un geste pour appeler l'exorciste.
— Rom, j'en ai assez. Pas toi ?
— Tu vas prendre ta retraite, après Ruda ?
— Pourquoi pas ? La fatalité qui nous porte finit par s'affaiblir. Tu aurais peut-être pu sauver Ruda Rom Kazan, si tu étais venu plus tôt. C'était trop facile, ça ne m'intéressait pas beaucoup. Maintenant, nous allons nous battre pour l'honneur… S tu y tiens vraiment. Mais ce monde est à feu et à sang et les vaisseaux de Temen vont le détruire quoi qu'il arrive maintenant, n'est-ce pas ?
— C'est exact, convint Rom en s'asseyant face à Vera-Hella.
— Supposons que tu me chasses, tu ne sauverais pas les Rudans ?
— Je l'admets.
— Tu veux quand même te battre pour la gloire ?
— Je n'ai pas dit ça.
— Tu ne peux pas me détruire…
— Je le sais.
Au niveau profond, à l'abri de ses défenses mentales, il pensait : « Je peux te détruire. Je n'ai pas une chance sur cent, peut-être une chance sur mille, mais ça vaut la peine d'essayer. »
— Quand les vaisseaux de Temen frapperont, dit la démone, tu seras touché aussi… et emporté dans l'abîme du temps.
— Oui.
— Alors, tu deviendras un démon !
— Tous les hommes chassés de leur époque ne deviennent pas des démons. Morgan, l'espion spacien, est-il devenu un démon ?
— Toi, tu as des dispositions.
— Alors, je serai un desmon, un esprit bienveillant.
— Espèce d'âne ! Il n'y a pas d'esprits bienveillants. Dans le temps, tu es libéré de ta conscience. Rien ne peut plus t'empêcher de donner libre cours à tes pulsions, à toutes tes pulsions… sinon le temps lui-même, beaucoup de temps… Une infinie lassitude… Tu ne peux pas imaginer cette liberté. Mais quand tu la connaîtras, tu feras comme les autres : tu ne penseras qu'à en jouir. Suis-moi, Kazan !
— Mais comment ? Tu me prendras en croupe ?
— Sale cochon !
— Pardonne-moi, Yella, je n'avais aucune arrière-pensée érotique. J'oublie toujours que tu es une ancienne putain.
Les deux femmes le giflèrent ensemble, avec un synchronisme parfait. La douleur lui traversa le crâne. Il attendit qu'elle s'apaise, sans esquisser un geste, et dit calmement :
— Quand tu me proposes de te suivre, tu souhaites en réalité me posséder et te servir de moi pour une aventure de plus ?
— Phase un, je serai en toi, c'est vrai. Phase deux, tu seras en moi, si tu le veux. Phase trois, nous serons unis, pour l'éternité. Et de notre union, peut naître une créature vraiment supérieure !
— En somme, tu me fais le coup de la tentation. Ce n'est pas très nouveau. Déjà Satan, avec Jésus…
— Tu te prends pour Jésus ?
— Non. Je te prends pour un petit Satan femelle, Yella Yelle !
Il la vit prête à bondir, toutes griffes dehors. Il la savait sensible aux sarcasmes touchant son identité d'origine.
Nora s'approcha à son tour, posa une main sur la sienne.
— Rom, pourquoi ne fait-on pas l'amour, tous les trois, en attendant la fin de l'orage ?
Rom lui rendit sa caresse et adressa un sourire candide à Vera-Hella.
— Temen a accordé l'asile politique à Karas Warda, au Gnome et à toi. Nos agents ne peuvent pas savoir encore que deux d'entre vous sont morts. De toute façon, ils vont essayer de nous récupérer avant de détruire Ruda. Suivez-moi à Temen !
— Tu me retournes le coup de la tentation, exorciste ? Admettons que les tiens essaient de nous sauver avant de détruire Zelazna Ruda. Ce que tu me proposes est un très joli piège.
— Tu souhaitais aller à Temen.
— Oui. J'ai toujours eu envie de connaître le monde des exorcistes, mais je n'aimerais pas en avoir six sur le dos. Pour me jeter dans la gueule du loup, il faudrait que j'aie une sacrée confiance en toi.
Nora se mit à enlever ses vêtements.
— Faisons l'amour.
Elle exhiba sa cicatrice, la suivit du doigt sur toute sa longueur.
— N'oublie pas la métamorphose. Je ne suis pas comme les autres femmes !
Elle se caressa longuement le nombril et le pubis.
— Mon ventre est immortel.
Vera-Hella eut un rire indulgent et commença d'ôter sa robe.
— Mon ventre n'est pas immortel, mais il te désire fort, mon petit exorciste ! Elle a raison. Nous ne pouvons pas sortir tant que dure l'orage et il durera longtemps… parce que le temps est arrêté. Nous ne pouvons pas appeler les vaisseaux de Temen. Faisons l'amour !
Rom n'ignorait pas que la démone essayait d'endormir sa vigilance et de tourner ses défenses. Mais s'il avait refusé son offre, elle aurait su, en toute certitude, qu'il se préparait au combat.
— Cette grotte n'est pas très confortable, dit-il.
— Laisse-toi aller et je te promets que tu ne sentiras plus les pierres sous ton dos.
— Sous mon dos ?
Vera-Hella et Nora rirent ensemble, du même rire.
Dans l'abri, le silence se prolongea. Durant une minute ou deux, ou trois, pas un souffle d'air, pas un coup de tonnerre, pas un froissement d'étoffe, pas même un soupir ne vint le troubler. La lumière de neige vive blêmissait les épidermes nus et allumait des arcs-en-ciel dans les yeux des femmes. Rom laissa dix bouches et cent mains éveiller son désir. La caresse furtive de Nora courut sur son corps. Les ongles de Vera-Hella râpèrent délicieusement sa peau.
— Je te suivrai à Temen, promit la démone.
— À Temen, fit Nora en écho.
— À Temen, Temen-Océan, dit Rom en chantonnant.
Une sensation presque familière naissait en lui, au plus profond de ses nerfs et de son esprit, s'élançait dans sa colonne vertébrale, vibrait sur sa nuque, frémissait sur ses lèvres… La démone était en train de l'envahir. Elle jouait de ses deux corps en même temps. Nora semblait chargée de le conduire à l'orgasme, tandis que Vera-Hella le distrayait et l'agaçait avec de futiles cajoleries. Il enroula une mèche brune autour de son index, toucha une épaule nue et brûlante…
Il laissa Yella Yelle entrer dans son âme, sans lui montrer qu'il avait conscience de l'invasion. Sa meilleure chance de rester maître du jeu, c'était de le transposer en images physiques.
Crépuscule. La Lune emplissait l'air d'une lueur argentée qui soulignait la noirceur des ombres. La forêt proche. Les feuillages brillaient d'un éclat métallique.
Rom s'assit sur une pierre ronde et attendit. Un bruit furtif, une silhouette humaine se dessina sur sa gauche. La démone se tenait entre deux rochers, au bord d'un étroit passage où le clair de lune ne pénétrait pas. Elle avança d'un pas et la lumière huileuse baigna son corps nu. Elle avait la peau presque noire, les membres déliés, la poitrine sculpturale. Son visage restait dans l'ombre.
Rom devina un profil dur et une courte chevelure où tremblait un reflet… Ce n'était qu'un anneau d'oreille.
Elle aperçut Rom, lui fit un signe amical et s'avança sur la pointe des pieds, souplement. Il ne voyait toujours pas son visage.
Enfin, elle se montra en pleine lumière, si belle que Rom retint son souffle, de peur de chasser la merveilleuse apparition. Il se leva.
Elle s'arrêta à six ou huit pas et lui envoya un baiser.
— Mon amour.
L'exorciste eut le cœur serré de désir et de désespoir. Elle souriait, d'un sourire tendre et gai. Si belle…
— Je peux m'approcher ?
Rom répondit d'une voix étouffée : « Oui, oui ! » Il était prêt à vendre son âme pour cette beauté. En une seconde, il oublia sa mission, son rôle et son nom. Il ne fut plus qu'un homme devant une femme très belle qui s'offrait. Pas une femme : la femme absolue. Une créature d'au-delà du rêve…
Il répéta : « Oui, oui… » et ouvrit les bras. Elle courut vers lui. « Mon chéri, mon amour ! » Mais une espèce de tourbillon s'interposa entre elle et Rom : la guette-agile. La visiteuse fit un bond en arrière.
— Rom, aide-moi. J'ai peur !
Seul lui répondit le rire moqueur de Shao.
Rom se réveilla. Il fut de nouveau l'exorciste face à la démone. Il sut qu'il avait échappé de justesse à une fascination mortelle. Il respira et recula d'un pas. La beauté est plus difficile à affronter que l'horreur. Il s'interdit de fermer les yeux, puis se força à regarder l'ange noir, image même de la tentation.
Un éclat de rire derrière lui. La guette-agile !
— Merci, Shao, dit-il.
La démone avança de deux pas, prudemment, comme si elle marchait au bord d'un précipice. Elle demanda d'une voix harmonieuse, un peu lointaine :
— Quel est ce rire ? Qui est Shao ?
Rom, à son tour, avança d'un pas et il fut près à la toucher de cette femme trop belle, surgie de l'enfer du temps. Mais il savait que s'il la touchait, il était perdu.
Et s'il reculait, il était vaincu.
Il traça le signe de Tyane devant son visage. Elle bondit en arrière.
— Rom, Rom Kazan !
Elle s'arrêta, indécise.
— Mon amour.
— Yella Yelle, dit l'exorciste. Je te conjure, chienne, par les noms antiques, Goer, Jour, Haga, Caire, Lakdar ! Je t'ordonne de te montrer telle que tu es sans masque !
Dissimulée derrière un rocher, la guette-agile applaudit en continuant d'égrener les perles folles de son rire.
Les noms antiques servaient à déclencher un processus de commandement. Une série de nombres aurait eu le même effet ; cependant, il était plus facile de retenir les noms que les nombres, leur pouvoir d'évocation était aussi plus grand… La démone appela encore, d'une voix souffrante et suppliante : « Rom ! Rom ! Rom ! »
Rom dessina le signe « 77 », symbole d'alerte générale des systèmes acteurs.
Il choisit le code Utah-Nevada-Colorado. Six autres noms suivaient, tous appartenant à l'ancienne et mystique géographie terrestre.
La silhouette de pure splendeur vacilla et Rom vit un crâne aux orbites creuses, couvert d'un parchemin luisant, verdâtre, et deux épaules décharnées sur une forme cadavérique. Mais au faîte de sa puissance, la démone rejeta le processus et imposa son image.
Elle eut un geste infiniment gracieux, une main au-dessus de la tête, la poitrine tendue et relevée, et l'éternel sourire de sa bouche parfaite esquissant une dernière invite.
— Tu veux la guerre, Rom Kazan ? Dommage !
Rom faillit tomber à genoux, s'écrier : « Non, non, je ne veux que toi ! » La guette-agile le sauva encore, par sa présence invisible. Il sentait qu'elle était là, vigilante et jalouse : pour elle, il renonça à la belle démone, à son désir fou.
— Nous sommes de vieux ennemis, Yella Yelle.
— Je te donne encore une chance, exorciste.
— Tu n'as jamais donné aucune chance à personne. Mais tu es si rusée que tu te prends quelquefois à tes propres pièges.
— Imbécile, tu l'as cherché !
Rom s'adossa à un rocher et attendit l'attaque de la démone. Il se maudit de n'avoir pas lancé le premier assaut. Il ne pouvait pas : elle était trop belle.
Il prépara sa riposte. Sans connaître l'arme qu'elle allait lancer contre lui, c'était un pari, un quitte ou double plus que hasardeux.
Il prit le risque. « Elle va attaquer avec un furet. J'appelle deux lycaonnes ! »
Au lieu d'un furet, une horde de monstres, mi-singes, mi-grenouilles, fonça vers l'exorciste en poussant d'affreux couinements. Huit ou dix pour le moins. Des furets : créations démoniaques destinés à chasser par l'épouvante l'âme des vivants hors de leur corps. Ils dégageaient une odeur douceâtre, nauséeuse.
Les deux lycaonnes suscitées par Rom, longues louves au pelage rayé, blanc, noir et or, se jetèrent à la rencontre des furets. Combat inégal. Mais les assaillants avançaient en grand désordre. Les lycaonnes purent déchiqueter les deux premiers avec des hurlements de victoire. Les autres refluèrent.
Rom en profita pour s'écarter du rocher contre lequel il s'était appuyé et se replier de quelques pas. Le temps d'appeler d'autres louves rayées. Mais ses moyens étaient limités. Il n'avait jamais réussi à susciter plus de quatre lycaonnes, cinq par intermittence.
Il pensa que la démone voulait l'obliger à mobiliser toutes ses réserves sous cette forme, puis lancer un autre genre d'attaque, contre laquelle les lycaonnes seraient impuissantes…
Elle claqua dans ses mains pour rameuter sa troupe et fit un geste moqueur vers Rom.
— Pauvre petit lapin !
De nouveaux furets surgirent. Combien étaient-ils maintenant ? Douze, treize ? Rom avait sous-estimé Yella Yelle. Elle était la démone la plus puissante qu'il ait jamais connue. Mais aussi la plus rusée… Cet assaut dissimulait peut-être un piège plus subtil.
Trois lycaonnes superbes faisaient face maintenant à la hideuse bande des furets. Une contre quatre ou cinq… mais chaque lycaonne valait bien trois furets ! Incommodé par la puanteur des petits monstres, Rom tourna la tête et s'aperçut qu'il avait reculé jusqu'à l'extrême bord d'un précipice. Un abîme sans fond – qui n'existait pas une minute plus tôt – s'ouvrait derrière lui.
— Ohé ! cria la démone. Ohé ! docteur Kazan ?
Sa voix claire couvrit le glapissement de la meute et le halètement des louves. Et Rom ne put s'empêcher de la regarder. Elle lui parut plus belle encore maintenant qu'elle ne forçait plus son regard et ses traits à la douceur.
Une lumière blanche étincelante tombait de la Lune. Ou peut-être n'était-ce pas la Lune, mais un double du Soleil. On se serait cru en plein été d'inversion. La démone se mit à grandir et sa silhouette géante écrasa le décor. Rom pouvait voir les pupilles triangulaires au fond de ses yeux.
— Ohé ! docteur Kazan ! C'est la fin ?
— Non, Yella Yelle, cria Rom. Tout juste un début.
L'écho multiplia par dix ou par cent le rire de la démone. En même temps, la troupe des furets se lança à l'attaque, sauf trois qui restèrent couchés aux pieds de leur maîtresse. Pas besoin d'un processus de commandement pour déclencher la contre-attaque des lycaonnes. Elles bondirent au-devant des monstres et ce fut la mêlée sanglante et hurlante. Une odeur acide se répandit dans l'air.
Les lycaonnes avaient déjà tué ou blessé quatre furets. D'un geste seigneurial, la démone en suscita quatre autres et, avec dédain, les jeta dans la bataille. Une lycaonne fut blessée à son tour.
À l'oreille de Rom, une voix souffla son nom.
— Shao ?
— Tue-la ! Tue-la !
— Il me faudrait dix lycaonnes. Et encore !
La guette-agile tourbillonna et apparut en silhouette éthérée.
— Non, Rom, non. Tu es plus fort qu'elle, en réalité, mais tu ne veux pas la tuer… et tu le sais.
Une lycaonne agonisait au milieu des furets. Les deux autres étaient blessées. Rom rassembla son énergie pour en appeler une quatrième. Il le regretta aussitôt. Il ne put produire qu'une louve difforme, avortée, que la démone applaudit par dérision. La bête trottina vers les furets sur ses pattes de devant trop courtes.
Rom sortit son couteau de sa ceinture. Il fit une entaille au bout de son index gauche et humecta la lame avec son sang. Puis il laissa tomber quelques gouttes en ligne, devant lui, créant ainsi une barrière symbolique pour retarder les assaillants.
Il regarda par-dessus son épaule le vide qui s'ouvrait derrière son dos. Il ne savait ce que représentait cet abîme : la voie du salut ou le fond du piège.